Reportage: une famille entre deux mondes

Miriam Bosch 8 Minutes

Il y a trois ans, Brigitte a quitté la Colombie pour revenir en Suisse avec son mari et ses deux enfants. Le déménagement de la forêt vierge vers l’un des pays les plus chers du monde a été suivi d’un choc culturel. Ce qui, au début, faisait écarquiller les yeux des enfants, est aujourd’hui une évidence pour eux, mais pas pour Omar, qui a grandi dans des conditions pauvres à Medellín. Une famille entre deux mondes.

«Omar trouve que nous vivons ici comme des coqs en pâte.» Brigitte ne peut s’empêcher de sourire. Elle a rencontré son mari il y a 15 ans, lors d’un voyage en Équateur, et s’est installée peu de temps après avec lui à Minca, un petit village près de Santa Marta. «À l’époque, j’ai retiré toute ma prévoyance vieillesse de la caisse de pension et du troisième pilier. Avec l’héritage de ma grand-mère, cela représentait près de 80 000 francs.» Avec l’argent, Brigitte achète un terrain en Colombie, sur lequel Omar et elle construisent une maison ainsi qu’une chambre d’hôtes. «Pour cela, j’ai utilisé une grande partie de ma prévoyance vieillesse

Brigitte Solis a rencontré son mari lors d’un voyage en Amérique du Sud. Aujourd’hui, elle vit à nouveau en Suisse avec lui et leurs deux enfants.

Le couple pouvait couvrir les frais quotidiens grâce à leur «hostal». «Je ne devais puiser dans mes économies que pour rendre visite à ma famille en Suisse.» En 2020, le Covid vient bouleverser le bonheur familial. Et lorsque les conditions imposées aux maisons d’hôtes se durcissent, le rêve colombien de Brigitte s’envole. «A l’époque, nous avions l’obligation de tout plastifier et de tout nettoyer au chlore», raconte-t-elle. Elle n’était pas prête à le faire. «Après tout, nous nous nourrissions des légumes de notre terrain. Je ne voulais en aucun cas que la terre soit contaminée par le chlore.»

Le Covid change la vie de la famille

Au lieu d’héberger des hôtes, elle a ouvert un stand au bord de la route avec des pâtisseries, de la limonade maison et du café. Son fils, alors âgé de six ans, a rapidement repris la vente des boissons. À cause du Covid, les écoles sont restées fermées pendant un an et demi. «En tant que petit garçon blond, il vendait beaucoup plus que moi», se souvient Brigitte en riant. Mais Omar et elle ne voient pas d’avenir en Amérique du Sud: après le Covid, la criminalité augmente massivement et l’argent des touristes fait sensiblement défaut. Ils ne veulent pas voir leurs enfants grandir dans un tel environnement.

Retour en Suisse

Le couple vend ses terres avec une plus-value importante. «Pendant la courte période où nous y avons vécu, la région était devenue une destination touristique», explique Omar. L’inflation joue également en leur faveur. «Au bout de six ans, nous avons revendu notre voiture plus cher que nous ne l’avons achetée.» En mars 2022, la famille de quatre personnes prend l’avion pour s’installer dans le canton d’origine de Brigitte, l’Argovie. Il a toujours été clair qu’à un moment donné, ils reviendraient en Suisse pour la formation des enfants. «Seulement, nous ne pensions pas que ce serait si tôt.» 

Travail à temps partiel à cause des enfants

Ils commencent leur vie en Suisse avec une fortune d’environ 130 000 francs. Depuis la Colombie, Brigitte a déjà déniché un emploi de rédactrice pour une chaîne de télévision, le métier qu’elle exerçait avant son départ pour l’Amérique du Sud. Omar a trouvé un emploi dans une boulangerie, d’abord comme coursier à vélo, puis comme vendeur. «Mais nous voulions seulement travailler à temps partiel à cause des enfants. Le choc culturel était déjà assez important comme ça.» Brigitte travaille à 60%, Omar à 40%. Parallèlement, il donne des cours d’art pour les enfants. Ensemble, ils gagnent environ 5100 francs. Aujourd’hui encore, le couple tient à ce qu’il y ait toujours un parent à la maison. 

Mais cette décision a aussi un coût: «Je pille nos économies d’environ 1000 francs par mois. Il n’y a pas d’autre moyen», déclare ainsi Brigitte. Rien que leur appartement leur coûte 2140 francs par mois. «Et 20 000 francs sont partis dès le début pour la voiture.» Pour l’assurance maladie, la famille paie des primes réduites et grâce à la CarteCulture, elle bénéficie de réductions supplémentaires. «C’est incroyable de voir à quel point on est soutenu en Suisse quand on gagne peu», explique Brigitte, reconnaissante. 

Versements au troisième pilier et à l’AVS

La famille vit de manière économe et achète beaucoup de choses de seconde main. Les enfants ne s’adonnent pas à des loisirs coûteux et les parents ne s’offrent presque rien. «Sauf des vacances», avoue Brigitte. Elles sont sacrées à ses yeux. Aujourd’hui, il ne reste plus que la moitié environ des 130 000 francs. Mais cela ne lui fait pas peur. «J’ai adopté la nonchalance colombienne. Aujourd’hui, c’est aujourd’hui et demain, c’est demain.» Mais il y a encore un peu de Suisse en elle. «Chaque année, je verse le maximum de nos économies dans le troisième pilier. Et en Colombie, j’ai toujours versé le montant minimum de 1000 francs à l’AVS volontaire, pour ne pas avoir de lacune

Les enfants aiment faire de la musique. Les contributions pour l’école de musique sont subventionnées.

Cependant: la famille puise délibérément dans la prévoyance vieillesse et les économies de Brigitte. «L’idée est d’augmenter notre charge de travail quand les enfants seront plus grands.» Brigitte est tout à fait consciente qu’elle subviendrait seule aux besoins de sa famille avec un salaire de 100%. «Mais pour l’intégration d’Omar et sa vie sociale, il est important qu’il travaille lui aussi et qu’il fréquente des gens.»

Luis et Lily ont depuis longtemps trouvé leurs marques dans leur nouveau pays. Même si le premier rencontre parfois des difficultés. «En Colombie, je pouvais gagner mon propre argent», raconte fièrement le garçon de 10 ans. «Mais ici, on ne peut pas vendre du jus au bord de la route.» Sa mère le prend dans ses bras. «J’apprécie le fait qu’il comprenne qu’il faut travailler pour gagner de l’argent», dit-elle. C’est pourquoi il a le droit de gagner des sous de temps en temps en faisant du jardinage chez son grand-père. «Il est encore trop jeune pour tondre la pelouse ou garder des chiens.» À cela s’ajoute l’argent de poche à hauteur de 4 francs par semaine. «Nous respectons encore la règle ancestrale ‹un franc par classe et par semaine›», explique Brigitte. «C’était déjà comme ça chez nous avant.» Mais elle sait que cela n’est plus d’actualité. «Cet été, nous adapterons cela.»

Jusqu’à présent, Luis s’achète surtout des sucreries avec son argent. «En Colombie, nous vivions tellement à l’écart que les enfants ne pouvaient rien s’acheter», explique Brigitte. C’est pourquoi ils n’ont commencé à toucher de l’argent de poche qu’en Suisse. «Ici, il y a des magasins où ils peuvent dépenser leurs sous.» Ce que les enfants préfèrent, c’est aller ensemble au kiosque ou au supermarché pour s’acheter quelque chose. Lily aime particulièrement les animaux en peluche. «J’adore faire du shopping toute seule», s’exclame Lily. Sa mère rigole. «Ils peuvent faire ce qu’ils veulent de leur argent. C’est à eux. C’est important pour moi.» Certes, elle n’est pas toujours ravie et essaie d’empêcher Luis de faire certains achats, mais sans émettre d’interdiction. La plupart du temps, il s’agit d’achats in-app effectués en ligne par le garçon de 10 ans pour des jeux sur sa tablette.

Lily aime dépenser son argent de poche dans des peluches. Luis s’est acheté une tablette avec l’argent donné par sa grand-mère.

Si Luis a une tablette, c’est grâce aux 80 ans de sa grand-mère. En effet, chaque petit-enfant a alors reçu 500 francs, quel que soit son âge. Luis a dépensé la moitié pour un «coin pour chiller» dans sa chambre et l’autre moitié pour une tablette. «Ça n’a malheureusement pas suffi pour un mini-réfrigérateur», soupire-t-il. «Faire des économies n’est pas vraiment son point fort», ajoute Brigitte.

Même après trois ans en Suisse, Omar n’est toujours pas habitué à cette gestion insouciante de l’argent. «Je ne comprends pas que des enfants qui ont tout veuillent encore plus», dit-il. «Ou qu’ils se disputent pour savoir qui aura l’œuf de Pâques rouge et qui aura le bleu.» Il a lui-même grandi dans une grande pauvreté. «Enfant, je devais choisir entre aller à l’école en marchant pendant une heure et pouvoir m’offrir un petit pain, ou prendre le bus et avoir faim toute la journée.» Il ne possédait pas non plus de jouets. «Le summum des émotions était de les regarder dans la vitrine.»

En plus de son travail dans une boulangerie, Omar Solis donne des cours d’art à des enfants.

L’argent de poche correspond à un salaire journalier colombien

Pour les enfants, en revanche, l’argent est devenu une évidence. Il est donc d’autant plus important pour les parents de les sensibiliser à ce thème. «Je ne veux surtout pas qu’ils parlent d’argent de manière négligente ou prétentieuse avec leurs cousines et cousins colombiens», explique Brigitte. Il est difficile d’expliquer aux enfants que leur argent de poche équivaut à un salaire journalier en Colombie. «Heureusement, 16 francs semblent être beaucoup moins que 84 000 pesos. Cela rend les choses un peu plus faciles.» 

Au début de l’année prochaine, la famille se rendra à nouveau en Colombie pour la première fois depuis son retour en Suisse. «J’aimerais bien fêter mon 40e anniversaire avec les membres de ma famille», explique Omar. Il a mauvaise conscience vis-à-vis de sa famille parce qu’en Suisse, malgré un salaire relativement peu élevé, il a tout. Brigitte aussi a parfois honte de pouvoir s’offrir autant de choses. «La différence entre les deux mondes est tout simplement extrême.» D’un autre côté, elle sait que son argent ne suffira pas éternellement pour vivre en Suisse. La caisse de pension ne se remplit à nouveau que très lentement. «Si nous restons ici, il y a de fortes chances que nous devenions pauvres une fois à la retraite.»

La famille Solis aime passer du temps ensemble dans la nature.

Mais le couple ne s’inquiète pas pour l’avenir. «Si nous ne mettons pas assez d’argent de côté dans les années à venir, nous retournerons vivre en Colombie après notre retraite. Mais pour l’instant, nous sommes impatients de voir comment les enfants vont se sentir en Colombie après trois ans.»